Przemysław Czapliński, Alicja Chwieduk : Peut-on mélanger l’adrénaline et l’ocytocine ?

Compte rendu du colloque « Hors la sérotonine. La littérature européenne du XXIe siècle et les hormones sociales ». 

À la fin des années 1970, Jean Baudrillard a publié un livre dans lequel il proclame « la fin de la sphère sociale » (Á l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, 1978). Le philosophe constate que dans les démocraties européennes le « démos », alors le « peuple », c’est-à-dire le sujet qui, en éluant les représentants du pouvoir, doit décider de la forme de la politique, disparaît progressivement. « Démos » disparaît parce qu’il cède la place aux « masses » – une collectivité inorganisée et imprévisible. Les politiciens comptent avec elle et ne sollicitent son vote que jusqu’à ce qu’elle reste la « majorité silencieuse ». En ce sens, le seul sujet qui influence la politique est un sujet semi-présent, dissipé, qui se matérialise de manière imprévisible. Trois décennies plus tard, Alain Tourain, dans son livre Après la crise (2010), puis dans son ouvrage La fin des sociétés (2013), avance que la « société n’existe pas ». Car la société en tant qu’unité relative n’est plus formée par les institutions développées au XIXe siècle et fonctionnant tout au long du XXe siècle : l’éducation, la tradition culturelle commune, la république imaginée.

Qu’existe-t-il après la fin de la « sphère sociale » et la « fin de la société » ? Comment fonctionne un collectif qui n’est plus une société ? Qu’avons-nous en commun ? Reconnaissons-nous des valeurs communes malgré nos différences ? Ou bien sommes-nous unis non par des convictions mais par des émotions – des sympathies partagées, des objets d’adoration, des sentiments de fierté ? Mais si nous sommes passés des démocraties politiques aux démocraties affectives, cela signifie que les états modernes doivent faire face à des émotions négatives de plus en plus intenses – ressentiment, haine, dégoût, colère, rage. Ces questions étaient une source d’inspiration pour le colloque « Hors la sérotonine. La littérature européenne du XXIe siècle et les hormones sociales » qui s’est tenu les 5 et 6 mai 2022 à l’Académie Polonaise des Sciences à Paris. L’évènement a été organisé par Alicja Chwieduk (Université Adam Mickiewicz de Poznań) et le professeur Przemysław Czapliński représentant Centrum Humanistyki Otwartej (Université Adam Mickiewicz de Poznań). La conférence était co-organisée par Szymon Trzybiński, représentant l’Académie Polonaise des Sciences à Paris.

La conférence – qui a été inaugurée par le recteur de l’université de Poznań, professeur Bogumiła Kaniewska – a réuni des doctorants et des chercheurs de Pologne, d’Allemagne, de France et de Belgique, représentant principalement les sciences humaines – les sciences de la littérature et de la culture. Les intervenants ont abordé les questions posées au départ et présenté un certain nombre d’hypothèses approfondies.

Les communications ont été rassemblées en quatre sections :

Ière partie: Système littéraire et hormonal
IIème partie: Hormones et poésie
IIIème partie: Hormones et critique littéraire
IVème partie: Hormones et histoire

Il faut préciser qu’au bout de la deuxième partie (le soir du 5 mai), les participants ont regardé un enregistrement de la représentation théâtrale intitulé « Lagma » et ont discuté en ligne avec les artistes après la représentation.La conférence a abouti aux conclusions très intéressantes. Tout d’abord, elle a permis de réfléchir au rôle que jouent les hormones dans l’existence de la « société après la fin de la société ». Une analyse de la littérature indique que presque tous les écrivains « soudent » la société et expliquent ses conflits en empruntant le langage de certaines hormones. Les intervenants vérifiaient dans leurs recherches si la littérature européenne du XXIe siècle pouvait être lue d’un point de vue hormonal et si la société pouvait être interprétée de cette manière. Les hormones étaient traitées comme une couche plus profonde que celle des émotions et donc de plus en plus convoitée par les politiciens.

L’endocrinologie littéraire – nouveau terrain méthodologique et historique – propose donc l’étude des hormones en relation avec les découvertes des sciences exactes et, en même temps, en relation avec la politique hormonale d’époques ou d’états particuliers. Le colloque a fait valoir qu’il est possible d’analyser l’impact politique sur le système endocrinien collectif et de raconter l’histoire de la société moderne du point de vue des hormones. En même temps, il semble très important que les communications ont reconnu que l’intervention croissante dans le système endocrinien constitue une menace tant pour l’individu que la société. Il est probablement symptomatique que les intervenants ont considéré le système immunitaire littéraire et une opportunité potentielle d’atteindre l’homéostasie entre l’hormone de combat et l’hormone de coopération comme les deux moyens de la résistance possible à la politique hormonale.

Dans cette perspective on peut souhaiter à nous tous une colère collective comme l’a fait Stéphane Hessel dans son célèbre ouvrage Indignez-vous ! (2010) :« Je vous souhaite à tous, à chacun d’entre vous, d’avoir votre motif d’indignation. […] Quand quelque chose vous indigne, comme j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé. On rejoint le courant de l’histoire et le grand courant de l’histoire doit se poursuivre grâce à chacun. Et ce courant va vers plus de justice ».

 

Comité d’organisation
  • Prof. Przemysław Czapliński (Centre des Humanités Ouvertes de l’Université Adam Mickiewicz de Poznań)
    Alicja Chwieduk (Faculté de Philologie Polonaise et Classique de l’Université Adam Mickiewicz de Poznań)
    Szymon Trzybiński (Académie Polonaise des Science – Centre Scientifique à Paris)
  • Date du colloque: 5-6 mai 2022
    Lieu du colloque: Académie Polonaise des Science – Centre Scientifique à Paris
    Langues du colloque: français, anglais, polonais